DerriĆØre Peggy Gou ou Yaeji, la scĆØne Ć©lectronique de SĆ©oul s’Ć©mancipe peu Ć  peu de l’Ć©tiquette k-house pour affirmer un esprit underground attirant les clubbeurs du monde entier. Reportage sur place.Ā 

Cet article est issu du Tsugi 161 : Jayda G, Rahill, et Nabihah Iqbal, les nouvelles reines de Ninja Tune

Il suffit de s’avancer dans de petites ruelles, situées aĢ€ la frontieĢ€re des quartiers de Myeong-Dong et de Jung-Gu, de s’éloigner brieĢ€vement des grands axes et de monter au deuxieĢ€me étage d’un immeuble sans réel charme. LaĢ€, face à la porte, il n’y a plus aucun doute aĢ€ avoir : nous voilaĢ€ précisément ouĢ€ il faut eĢ‚tre.Ā Chez Clique Records, l’un des disquaires les plus coĢ‚tés et pointus de Séoul. Au sol, aĢ€ l’entrée, un paillasson ne fait que confirmer cette joyeuse impression : « Welcome To The Acid HouseĀ Ā». La boutique, ouverte en 2016 par deux Français n’est pas treĢ€s éclairée. Pas treĢ€s grande, non plus. AĢ€ peine la taille d’un petit studio parisien. D’Aphex Twin aĢ€ Les Enfants du Velvet, cette compilation datée de 1985 ouĢ€ des jeunes gens modernes (Daho, Taxi Girl, Rita Mitsouko) reprenaient les classiques du groupe aĢ€ la banane, on y fait pourtant d’essentielles trouvailles, de celles qui bouleversent des vies. Mais pour les propriétaires, il n’y a aucune envie de faire commerce de la nostalgie : dans les bacs se trouvent également une flopée de maxis, essentiellement d’occasion, rarement identifiés de nos services, mais presque toujours animés par la meĢ‚me envie de faire vriller les chevilles.

Clique Records n’est pas le seul lieu aĢ€ défendre cette ambition. AĢ€ Séoul, la culture club semble omniprésente, parfois tenue secreĢ€te (notamment les soirées gay), mais incarnée par une génération d’artistes amoureux de la mélodie, qui convoquent dans leurs morceaux tout et son contraire, de la house 90s aĢ€ l’efficacité pop, des beats hip-hop aux dérives synthétiques. Ils et elles s’appellent Peggy Gou, Yaeji, Park Hye Jin, Balming Tiger, SoYoon, Salamanda ou encore DJ Bowlcut : autant de noms qui ont monopolisé l’attention des médias du monde entier ces dernieĢ€res années, rappelant aĢ€ ceux qui en douteraient encore l’existence d’une sceĢ€ne bouillonnante dans les rues de Séoul, loin des strass et des paillettes de la K-pop. « BTS, Blackpink et NewJeans sont aujourd’hui exposés et appréciés aĢ€ travers le monde. C’est une bonne chose, affirme Kona, jeune productrice dont les différents projets sont actuellement chouchoutés par une nouvelle génération d’auditeurs biberonnés aĢ€ l’électronique. Cela offre l’opportunité aux gens de découvrir la multitude des genres musicaux que l’on peut produire en Corée du Sud. Cela nous permet aussi d’évoluer ensemble, de se construire autour d’une meĢ‚me passion, la musique.Ā Ā»



New kid on the block

Bien qu’avançant en totale indépendance, Kona est aujourd’hui distribuée par Welcome Records, un des labels/disquaires les plus précieux de la sceĢ€ne électronique locale. De derrieĢ€re son comptoir, l’un des vendeurs se réjouit meĢ‚me de travailler pour une structure qu’il juge indispensable, de celles qui « œuvrent pour le rayonnement et le dynamisme des artistes issus de la house ou de la techno aĢ€ SéoulĀ Ā». Ni flambe, ni prétention ici. Simplement un constat, sinceĢ€re, formulé par un jeune homme qui a les allures d’un juke-box, la teĢ‚te remplie d’anecdotes sur la façon dont Welcome Records s’est doté d’une usine de pressage aĢ€ quelques pas du baĢ‚timent, mais aussi sur les productions coréennes. Bavard, il évoque la manieĢ€re dont les projets de Kona caracolent en teĢ‚te des ventes au sein de la boutique, la volonté de Welcome Records de rester au service des DJs (aĢ€ l’image du maxi de Spray et DJ co.kr, uniquement disponible en physique), ou encore le nombre de carrieĢ€res lancées par le Pistil Club et la Seoul Community Radio. Au sein d’une ville ouĢ€ tout se réinvente sans cesse, ouĢ€ les enseignes sont rapidement remplacées par d’autres, ces deux lieux font presque figure d’institutions, indéboulonnables. Peggy Gou, Park Hye Jin, C’est Qui, Unjin : tous y sont passés, tous y ont fait leurs débuts, la plupart en ont meĢ‚me été DJ résidents. « C’est également mon cas, précise Kona. Encore aujourd’hui, je suis hyper reconnaissante d’avoir eu cette opportunité, de meĢ‚me que je me réjouis de savoir qu’ils existent toujours. Avec le Covid, tu sais, beaucoup de lieux ont fermé… D’autres ont émergé, mais c’est rassurant de savoir que certains hotspots sont toujours laĢ€.Ā Ā»

Itaewon, contre-courant alternatif

Il faut dire que le Pistil et la SCR sont idéalement situés, au cœur d’Itaewon, indéniablement LE quartier multiculturel de Séoul, avec ses shops, son culte de l’underground, ses rues étroites, ses magasins qui se superposent et sa vie nocturne, aĢ€ la fois intense et ouverte. Depuis leur studio, ouĢ€ ils finalisent actuellement l’enregistrement de leur premier album, les membres de Balming Tiger se chargent de faire les présentations : « Itaewon, c’est un quartier situé aĢ€ proximité de la base américaine. Dans les années 1960, apreĢ€s la guerre de Corée, alors que la population n’avait pas le droit d’entrer en contact avec le monde extérieur, les soldaxts américains ont importé leur culture, des vinyles, etc. Naturellement, Itaewon est donc devenu un espace contre-culturel, une zone ouĢ€ les Africains, les musulmans et les LGBTQ+ se coĢ‚toient, ouĢ€ des endroits alternatifs pullulent. » DerrieĢ€re le Pistil et la Seoul Community Radio, qui attirent les étrangers sur les hauteurs d’Itaewon, y compris le dimanche, d’autres lieux agitent le quartier.

Il y a bien évidemment le Cakeshop, ce club qui a donné envie aĢ€ Omega Sapien de s’installer dans les environs : « C’est clairement le centre attractif de la culture alternative coréenneĀ Ā», revendique fieĢ€rement le leader de Balming Stiger. Reste que si le palmareĢ€s du Cakeshop tient en respect n’importe quelle boiĢ‚te de nuit berlinoise ou londonienne (Para One, Teki Latex, James Blake, Ikonika, DJ Rashad y ont tous donné des DJ-sets), Kona préfeĢ€re nettement citer le Ring, le Kockiri ou encore le Nyapi, ouĢ€ A Guy Called Gerald est récemment venu se produire. Encore une fois, il s’agit d’un lieu aĢ€ l’atmospheĢ€re presque sauvage, sans artifices, bas de plafond, situé dans une zone qui ne paye pas de mine. Et encore une fois, c’est un espace ouĢ€ se réunissent en totale harmonie les locaux, les touristes et les nombreux expatriés vivant aux alentours. « Ça fait cinq ans que je vis aĢ€ Itaewon et je n’ai jamais vu les gens d’ici s’embrouiller, détaille avec enthousiasme Marion, une clubbeuse française. La situation la plus extreĢ‚me ? Deux Coréens qui se sont chopés par le col avant de changer de direction… Autant dire que la vie nocturne est hyper safe, meĢ‚me si les gens d’ici aiment vraiment faire la feĢ‚te.Ā Ā»

« Aujourd’hui, les cultures se mĆ©langent, des producteurs de K-Pop se lancent en solo dans des projets plus exigeants.Ā Ā»

Omega Sapien

Effervescence collective

L’alcool, consommé par litres chaque soirée, aide évidemment aĢ€ désinhiber les esprits, aĢ€ provoquer l’euphorie, aĢ€ encourager l’abandon. Mais ce n’est pas laĢ€ le seul élément aĢ€ prendre en compte. Il reĢ€gne aĢ€ Séoul, malgré la pollution intense et la forte densité de population, une ambiance sereine, en meĢ‚me temps qu’une certaine culture des nuits électroniques, indépendantes et exigeantes. Pour combien de temps encore ? Tous ceux qui vivent ici depuis un moment disent avoir vu la ville profondément changer ces dix dernieĢ€res années.

Certains prétendent meĢ‚me qu’elle n’est plus « reconnaissableĀ Ā». D’autres, la plupart pour eĢ‚tre honneĢ‚te, se réjouissent au contraire de cette ébullition permanente, cet attrait pour la nouveauté, ces rencontres créées sur la piste de danse entre différentes populations : les Asiatiques, les communautés arabes et LGBTQ+, les étudiants venus du monde entier, les nerds, les hipsters, etc. Au-delaĢ€ de cette euphorie collective, il y a toutefois la réalité du terrain. DerrieĢ€re quelques teĢ‚tes d’affiche, dont les DJ-sets aĢ€ l’international permettent de gonfler facilement le compte en banque, force est de constater que la plupart des artistes sud-coréens écoulent peu de disques. Quant aux performances en club, elles ne permettent pas toujours de boucler les fins de mois. Kona, par exemple, multiplie les jobs en paralleĢ€le, et donne meĢ‚me aĢ€ l’occasion des ateliers musicaux aupreĢ€s d’étudiants.

Ce n’est pas que la vie quotidienne aĢ€ Séoul est plus cheĢ€re qu’ailleurs, c’est juste que toute l’industrie est concentrée au sein d’une meĢ‚me ville, immense, toujours en mouvement et entieĢ€rement dédiée aĢ€ la K-pop – il suffit d’observer le nombre de personnes prenant la pose devant le baĢ‚timent de Sony Music, aĢ€ Gangnam, pour constater que la k-house est finalement plus tendance que réellement bankable. « Peggy Gou et Park Hye Jin ont tout de meĢ‚me ouvert une breĢ€che, suscité un enthousiasme qui se fait toujours sentir aujourd’hui, croit savoir Omega Sapien. En chantant en coréen, ce qui était encore treĢ€s rare sur de la house, elles nous ont fait comprendre l’importance de représenter la culture asiatique. Quand on se rend en Europe ou aux États-Unis, on sent bien que le public attend ça de nous. Alors, on assume ce que l’on est et on ne cherche plus aĢ€ répliquer ce que les producteurs occidentaux proposent. De laĢ€ aĢ€ poser une étiquette sur notre musique ? Je ne suis pas suĢ‚r que ce soit treĢ€s utile.Ā Ā»

Balming Tiger SƩoul
Ā© DR
Inventivité et entraide

Traduction : la k-house ne seraitĀ en quelque sorte que l’invention d’un gouvernement qui a investi plusieurs centaines de millions d’euros dans laĀ culture cette dernieĢ€re décennie. Ainsi, JNS verse plus volontiers dans la bass music, MondayStudio puise son inspiration dansĀ les BO de jeux vidéo, KINGMCK et Jenny From The Shop flirtent ouvertement avec le hip-hop, tandis que MIIN s’autorise des productions plus expérimentales. « En 2018, aĢ€ nos débuts, poursuit Balming Tiger, la sceĢ€ne coréenne était encore uniforme. L’autre probleĢ€me était que les rappeurs ou les artistes underground critiquaient ouvertement la K-pop. Désormais, chacun explore des sons différents et accepte l’idée que cette musique fasse entieĢ€rement partie de notre culture, voire de notre inconscient.Ā Ā» Conséquence : « Des collaborations improbables émergent, comme sur ā€œSexy Nukimā€, ce titre ouĢ€ on a pu inviter RM de BTS.Ā Ā»
Lorsqu’on demande aux différents protagonistes interviewés ici comment la sceĢ€ne locale actuelle peut paraiĢ‚tre aussi libre et inventive, tous répondent d’une meĢ‚me voix : par l’entraide. C’est dans cette optique que le Britannique Richard Price a fondé la Seoul Community Radio, inspirée par les radios libres anglaises et créée dans l’idée de soutenir la communauté underground. « Venant de Jeju, une petite iĢ‚le située aĢ€ trois heures d’avion de Séoul, il m’était impossible de ne pas m’installer dans la capitale si je voulais avoir la chance de vivre un jour de ma musique, rembobine Kona dans un anglais fragile (une autre caractéristique locale). Heureusement, je n’ai pas été déçue : ici, j’ai eu l’occasion de rencontrer mes artistes préférés, de leur parler directement et de jouer un peu partoutĀ Ā». Quant aĢ€ Omega Sapien, il prolonge volontiers cet enthousiasme : « Avant, l’industrie était gérée comme un cartel, avec une compagnie et un producteur qui décidaient de tout. Tout était pensé pour toucher un public de masse. Aujourd’hui, les cultures se mélangent, des producteurs de K-Pop se lancent en solo dans des projets plus exigeants (250, par exemple) et les talents se croisent. C’est une bonne chose.Ā Ā»

AĢ€ parcourir la ville, aĢ€ ressentir son énergie créatrice, ce ne sont pas uniquement ses velléités fédératrices qui sautent aux yeux. Ce qui interpelle, c’est aussi de voir aĢ€ quel point les marques ont pris possession des lieux. C’est Teddy Jeans qui investit dans un club éphémeĢ€re en réalité virtuelle. C’est Obey qui monte des opérations avec la Seoul Community Radio. C’est Peggy Gou qui lance sa propre ligne de pyjamas aĢ€ porter en club avec la marque Yoox. C’est Mushxxx qui défile pour Descente. C’est Vans, treĢ€s implanté dans le pays, qui pense une campagne avec les membres de Balming Tiger en égéries. « Les séries, les films et les groupes coréens rencontrent un tel succeĢ€s qu’il était presque inévitable de voir les marques venir vers nous, tempeĢ€re Omega Sapien. Aujourd’hui, elles savent treĢ€s bien le potentiel commercial que l’on représente : ce n’était pas le cas il y a encore quelques années, mais aujourd’hui, eĢ‚tre céleĢ€bre en Corée du Sud, c’est presque eĢ‚tre une vedette dans le monde entier.Ā Ā» AĢ€ croire que le premier tube de Park Hye Jin n’était pas juste un mot laĢ‚ché en vain, c’était une déclaration d’intention : « Be A StarĀ Ā».

Maxime Delcourt