C’est enfin terminĂ©. AprĂšs des mois d’une gestation pĂ©nible, Kanye West jette enfin son nouvel album Ă  la face du monde, au terme d’une campagne de promotion Ă©prouvante. Changements de titres et de tracklist, embrouille sur Twitter avec Wiz Khalifa, sĂ©ance d’Ă©coute gĂ©ante, avalanche de dĂ©clarations bizarres
 Kanye ne nous aura pas Ă©pargnĂ©s, et l’auditeur, les nerfs Ă  vif, aurait presque envie d’un peu de silence avant d’Ă©couter sa musique


Comme pour nous demander pardon, l’album s’ouvre avec « Ultralight Beam » sur quelques notes apaisĂ©es. “Deliver us serenity, deliver us peace, deliver us loving
” Ô oui, prenons-nous dans les bras et oublions tout cet Ă©nervement, sur fond d’arrangements gospel, Ă©gayĂ©s de la voix de Kelly Price et d’un â€œPray for Paris”.

Comme sur plusieurs de ses prĂ©cĂ©dents albums, Kanye West Ă©voque la religion. Il l’a dĂ©jĂ  trĂšs bien fait par le passĂ© (l’incroyable « Jesus Walks »). Mais ici, les rĂ©fĂ©rences Ă  la spiritualitĂ© prennent parfois un tour Ă©trange : l’album est parcouru de rĂ©citations semblables Ă  des prĂȘches Ă©vangĂ©listes, qui ne reproduisent pas l’Ă©merveillement de The College Dropout, mais qui donnent plutĂŽt l’impression d’un irrĂ©pressible dĂ©sir de grandiose qui laisse l’auditeur un peu interdit. On n’arrive ainsi pas Ă  savoir si « Low Lights » et « FML » relĂšvent de l’authentique transe, ou de l’exercice new-age pour Hollywoodien paumĂ©.

Car oui, Kanye West a clairement changĂ© de vie au fil de sa carriĂšre, et cela a malheureusement un peu affectĂ© sa musique. Lui qui se voit comme un anticonformiste et un casseur de codes produit en fin de compte une Ɠuvre de plus en plus ancrĂ©e dans la culture amĂ©ricaine, en cela qu’elle cĂ©lĂšbre l’individu roi. Et lĂ  oĂč Kendrick Lamar utilise brillamment ces thĂšmes pour exhorter les opprimĂ©s et les oubliĂ©s de l’AmĂ©rique Ă  s’affirmer et Ă  s’Ă©manciper, Kanye West exalte surtout sa propre personne. Ses sentiments ont bien sĂ»r parfaitement droit de citĂ© sur son album, mais en les considĂ©rant comme les gouvernants de sa musique, il sculpte un objet musical qui a parfois des airs de private joke. Il faut en effet ĂȘtre au fait de ses moindres paparazzades pour comprendre toutes ses rĂ©fĂ©rences. “I don’t even wanna say nothing / Everybody gonna say something / I’d be worried if they said nothing”, chantonne-t-il d’un air satisfait sur « Father Stretch My Hands part 1 ». “Name one genius that ain’t crazy”, nous dĂ©fie-t-il sur Feedback. Tous les gĂ©nies sont fous, mais pas forcĂ©ment fous d’eux-mĂȘmes, ou en tout cas pas Ă  ce point.

L’album vire donc parfois Ă  l’exercice solitaire, et « I Love Kanye » n’est ni plus ni moins qu’une masturbation de 45 secondes. C’est toujours bon signe quand un artiste se livre, mais si c’est pour nous dire qu’il se taperait bien Taylor Swift, qu’il emmerde Wiz Khalifa ou que ses baskets se vendent bien… On a parfois le sentiment que c’est un journaliste de TMZ qui est Ă  la direction artistique de l’album. La conscience politique de Yeezus n’Ă©tait donc qu’une tendance?

Fort heureusement, au-delĂ  de cette relative dĂ©ception textuelle, subsiste la musique. Toutes les pistes rayonnent Ă  nouveau de cette clartĂ©, de ce caractĂšre presque cĂ©leste qu’on aime tant retrouver chez Kanye West. L’insupportable gamin surdouĂ© sait donc encore faire les yeux doux pour nous forcer Ă  lui pardonner ses frasques, et The Life Of Pablo est un trĂšs agrĂ©able voyage sonore au fil des diffĂ©rentes influences qui ont secouĂ© l’Ɠuvre de celui qui demeure un acteur majeur du rap amĂ©ricain. « Real Friends » et « 30 Hours » nous font voyager dans le passĂ©, « Highlights » nous rappelle avec bonheur l’Ă©poque Graduation, « Famous » et « Waves » nous arrachent des frissons d’Ă©motion. Les pistes sont souvent trĂšs courtes, ce qui est inhabituel pour un album de Kanye West. Cela a le mĂ©rite de crĂ©er un rythme narratif diffĂ©rent, donnant Ă  l’ensemble un cĂŽtĂ© erratique. 

La plupart des invitĂ©s sont un peu Ă©crasĂ©s par la prĂ©sence de Kanye, qui ne leur laisse pas en placer une. Tout le monde ici n’a qu’une mission, venir alimenter la seule vision du dĂ©miurge. Frank Ocean, Rihanna ou encore Kelly Price, se retrouvent rĂ©duits Ă  l’Ă©tat de choristes. Chris Brown tire malgrĂ© tout son Ă©pingle du jeu sur le superbe « Waves », et Kendrick Lamar s’impose sans difficultĂ©s pour Ă©lectriser « No More Parties In LA ».

The Life Of Pablo est une nouvelle pierre intĂ©ressante Ă  la discographie de notre chieur prĂ©fĂ©rĂ©. Mais si la qualitĂ© du projet Ă©tait proportionnelle au barouf que Kanye West nous a fait subir, nous devrions avoir entre les mains un mĂ©lange entre Detox, Illmatic et Enter The Wu-Tang. Or si la production est Ă  nouveau passionnante, The Life Of Pablo est un album sans vĂ©ritable surprise majeure, une premiĂšre pour un projet de Kanye. Certes, la quasi-totalitĂ© des morceaux sont des moments musicaux de haut vol, mais on connaĂźt d’autres musiciens capables d’atteindre ces hauteurs, et franchement, on a dĂ©jĂ  vu des gĂ©nies moins capricieux. Allez, on te pardonne encore Kanye, mais c’est la derniĂšre fois
 (Charles Bontout)