Qu’est-ce qu’un dancefloor ? Un endroit oĂč on danse, ça paraĂźt logique. Mais quand un festival se dĂ©cide Ă  rĂ©ellement se poser la question, redĂ©finissant notre rapport au lieu de la fĂȘte, ça change tout : la preuve avec le Horst Festival, trois jours oĂč la culture rave part Ă  la rencontre de l’architecture et des arts plastiques.

Illustration pour Kopie van !HORST_VRIJDAG_MAXIM_LQ-28
©VRIJDAG MAXIM

Difficile de les rater : trĂŽnant sur les rives d’un petit canal grisĂątre de la ville flamande de Vilvoorde, Ă  une demi-heure de route de Bruxelles, deux gigantesques cheminĂ©es de refroidissement montent la garde Ă  l’entrĂ©e du festival, installĂ© dans les sous-bois et entre les baraques en briques rouges d’un ancien site militaire. Ça aurait pu suffire pour poser le dĂ©cor, forcĂ©ment industriel, imposant de jour, presque inquiĂ©tant la nuit. Pour sĂ»r, beaucoup se seraient arrĂȘtĂ©s-lĂ , proposant un Chimney Festival ou autre nom Ă  consonance bĂ©tonnĂ©e. Quelques chapiteaux pour accueillir un line-up techno, des DJs perchĂ©s sur des scĂšnes Ă  trois mĂštres de hauteur, et basta. Oui mais non. Pas le Horst. Tirant son nom de l’ancien site qu’il occupait jusqu’en 2018, un chĂąteau aux pieds trempĂ©s par un grand Ă©tang, le festival s’est donnĂ© pour mission de faire vivre diffĂ©remment chacun des lieux qu’il occupe. D’abord en Ă©tĂ©, avec une exposition, puis Ă  la rentrĂ©e, cette annĂ©e du 10 au 12 septembre, oĂč les Ɠuvres d’art servent de dĂ©cor ou de dancefloors pour un week-end de fĂȘte.

« Il y a beaucoup de connaissances, d’interactions humaines et d’empathie qui se perdent quand on ne fait qu’échanger avec des paroles et une pensĂ©e logique. »

« C’était la premiĂšre ambition de Horst et la raison de sa crĂ©ation : on veut apporter une valeur ajoutĂ©e Ă  l’espace qui nous accueille », raconte Jochem Daelman, co-fondateur du festival il y a huit ans. « Le chĂąteau devant lequel nous avons installĂ© nos premiĂšres Ă©ditions avait besoin d’attirer des touristes. PlutĂŽt que de simplement occuper les lieux pendant trois jours le temps d’un festival, on a commencĂ© Ă  proposer une exposition d’arts plastiques et de crĂ©ations architecturales en amont de la fĂȘte. Certains ne viennent qu’à l’expo, d’autres au festival, quelques-uns aux deux. C’est un joli moyen pour faire dĂ©couvrir l’art moderne aux jeunes, ce qu’ils pourraient voir en temps normal comme quelque chose d’ennuyant ou d’inaccessible ». Et c’est peu dire que l’art devient ici trĂšs accessible : chacune des cinq scĂšnes a Ă©tĂ© pensĂ©e et conçue par un.e artiste, architecte ou une agence diffĂ©rent.e.s, ayant de fait sa propre vibe, mais en se perdant dans les bois en transhumance entre deux sets, le raveur hagard peut tout Ă  fait tomber sur une sculpture ou une installation. Ou quand la structure mĂ©tallique de la plasticienne bruxelloise Aline Bouvy, Ă©voquant la chasse aux sorciĂšres et le BDSM, devient un point de rendez-vous pour fumeur d’herbes douces entre un set de Jeff Mills et un live d’ascendant vierge.

Illustration pour Kopie van !HORST_VRIJDAG_MAXIM_LQ-42
©VRIJDAG MAXIM
Corps et Ăąmes

Alors bien sĂ»r, l’idĂ©e n’est pas de simplement saupoudrer les fourrĂ©es d’Ɠuvres d’art et de voir ce qu’il se passe. À chaque annĂ©e son exposition, et Ă  chaque exposition son thĂšme. En 2021, ça sera « Flying On A Raven’s Wing », Ă  la fois clin d’Ɠil Ă  une chanson de CAN qui parle de nuit et de drogues psychĂ©dĂ©liques (« She Brings The Rain ») et jeu de mot autour de rave et raven, le corbeau en nĂ©erlandais aillant une connotation trĂšs « oiseau de nuit ». Une invitation Ă  libĂ©rer corps et esprit dans le grand plasma trippant de la musique Ă©lectronique. « Personnellement, j’ai Ă©tĂ© trĂšs frustrĂ©e cette annĂ©e de ne pas avoir pu ĂȘtre en contact physique et direct avec des gens que je ne connais pas. Il y a beaucoup de connaissances, d’interactions humaines et d’empathie qui se perdent quand on ne fait qu’échanger avec des paroles et une pensĂ©e logique. Il y a quelque chose de fort qui se transmet quand il y a cette communion, quand les corps se rapprochent la nuit pour danser ensemble, sans que cela soit forcĂ©ment sexuel. MĂȘme chose avec le fait d’aller manifester en journĂ©e. Ça a Ă©tĂ© impossible pendant trop longtemps, il y a une urgence Ă  ce que cela existe Ă  nouveau. Inviter les artistes et les festivaliers Ă  « voler sur l’aile du corbeau », c’est leur offrir un espace oĂč ils n’ont pas peur des gens qu’ils ne connaissent pas, pas peur de sortir de l’individualisme. Ce Ă  quoi on a dĂ» s’adapter avec la crise sanitaire ne doit pas ĂȘtre considĂ©rĂ© comme le nouveau normal », explique Evelyn Simons, la commissaire de l’exposition.

« Il y a beaucoup de libertĂ©s qui ne peuvent ĂȘtre fluides que la nuit. »

L’occasion de bousculer l’ordre Ă©tabli dans la plus pure tradition des raves. « Il y a beaucoup de libertĂ©s qui ne peuvent ĂȘtre fluides que la nuit. Ce n’est pas Ă  proprement parler un manifeste ou un acte politique, mais je voulais avec cette expo cĂ©lĂ©brer les corps et la nuit, des forces qui peuvent ĂȘtre mises Ă  mal par nos sociĂ©tĂ©s portĂ©es sur la productivitĂ© ». Ainsi, l’Ɠuvre d’Aline Bouvy, autour de laquelle les plus botanistes auront reconnu des plans de belladone (l’herbe aux sorciĂšres par excellence : trois baies et c’est le trip de votre vie, trois de plus et c’est le coma), raconte la mise au ban voire l’exĂ©cution des femmes guĂ©risseuses, et la disparition de ces savoirs fĂ©minins, en bĂąillonnant quatre visages avec des genres de gag-balls SM rappelant des appareils de torture moyenĂągeux. Un peu plus loin, toute autre ambiance : sur le modĂšle des luminari du sud de l’Italie, ces immenses structures bardĂ©es d’ampoules colorĂ©es et placĂ©es sur les places des villages, l’artiste Marinella Senatore a construit une agora oĂč l’on peut lire en lettres de lumiĂšre « Bodies In Alliance », le titre d’un livre de l’écrivaine fĂ©ministe Judith Butler. Les corps qui s’allient dans la danse et le lĂącher prise, ou, chez Butler, les corps qui s’allient entre deux pancartes de manifestation. Quoiqu’il en soit, ce qui compte, c’est de faire corps.

horst
©VRIJDAG MAXIM
Dancefloor aquatique et hutte magique

Faire corps avec la foule : pour sĂ»r, Teki Latex l’aura ressenti. Responsable d’un des meilleurs et des plus jouissifs sets du week-end, le DJ, comme la majoritĂ© des artistes se produisant au Horst, Ă©tait Ă  peine visible au milieu des danseurs. Car sous la serre « Unglued » installĂ©e par l’agence de design belge Rotor, pas de DJ-star trĂŽnant au-dessus de la foule, simplement un magma de bras levĂ©s et de sueur. « Le cahier des charges Ă©tait assez atypique », prĂ©cisent Lionel Devlieger et Tristan Boniver de Rotor. « Le budget Ă©tait trĂšs limitĂ©, il fallait couvrir une grande zone pour abriter d’une Ă©ventuelle averse les festivaliers dansant au creux de cette ancienne piscine en bĂ©ton. Chez Rotor, depuis 15 ans, on Ă©tudie la question du rĂ©emploi des Ă©lĂ©ments d’architecture. Le fait de concevoir des pavillons pour un festival comme celui-ci, c’est vraiment marginal pour nous comme activité : la plupart des gens de notre bureau travaillent pour accompagner des gros commanditaires et maĂźtres d’ouvrage, pour les aider Ă  intĂ©grer un maximum d’élĂ©ments de rĂ©emploi dans leurs bĂątiments de 60 000 mĂštres carrĂ©s. Mais pour Horst, on a scannĂ© le marchĂ© de toutes les serres agricoles disponibles en Europe, de prĂ©fĂ©rence dans les parages de la Belgique. On est tombĂ© sur cette petite serre en Normandie, qu’on a rachetĂ©e, dĂ©montĂ©e, puis remontĂ©e ici. Le pavillon peut durer, ĂȘtre modulable, ĂȘtre revendu, revenir au monde agricole
 Il peut avoir encore plusieurs vies ». Autres lieux Ă  dĂ©couvrir en se baladant dans l’immense site : la Moon Ra, petite hutte en bois oĂč le plafond s’ouvre et se ferme comme une cheminĂ©e Ă©vacuant la fumĂ©e, ou encore la Rain Room, oĂč des bassins garnis de plantes façon jardin zen sont placĂ©s en enfilade devant le DJ-booth, avec les festivaliers dansant sur des plateformes – Ă©videmment, trĂšs vite, certains ont enlevĂ© leurs baskets pour se dandiner les pieds dans l’eau.

« Tant pis si en lisant le line-up la plupart des gens ne connaissent qu’un ou deux DJs ! »

Avec des propositions architecturales aussi marquĂ©es, c’est tout naturellement que chacun oublie un poil le line-up. À Horst, on ne dit pas « on va voir tel DJ ? », on dit « on ne retournerait pas dans la salle oĂč il y avait de l’eau ? » Si Ă©videmment le festival – payant (et pas donnĂ©) – doit faire avec la rĂ©alitĂ© commerciale, la partie exposition tournant Ă  perte, il est peut-ĂȘtre lĂ  l’esprit rave de Horst : on y va parce que c’est Horst, parce que c’est une ambiance, parce que c’est une fĂȘte, parce que c’est un lieu d’expression artistique, pas pour Ă©plucher le line-up. Simon Nowak, le programmateur de l’évĂ©nement, en a bien conscience : « Mon objectif est de rĂ©ussir Ă  inviter quelques headliners que j’aime pour attirer les gens, tout en rĂ©servant une grande partie de la programmation Ă  des artistes moins connus ou en tout dĂ©but de carriĂšre. Et tant pis si en lisant le line-up la plupart des gens ne connaissent qu’un ou deux DJs ! » Citons-en tout de mĂȘme quelques-uns : Jeff Mills bien sĂ»r, tĂȘte d’affiche du vendredi soir, au set plus festif et moins sec qu’à l’accoutumĂ©e, le live entre gabber et chant lyrique d’ascendant vierge, que tout le festival a eu l’air de vouloir venir voir, le groove de Mezigue puis d’India Jordan Ă  dĂ©guster les pieds dans l’eau, la techno de Saoirse (Irlandaise qu’on aimerait voir bien plus souvent dans nos contrĂ©es), la dĂ©flagration en solo de Danilo Plessow (MCDE) ou le beau live Ă  six mains de Circle Of Live, supergroupe composĂ© de Neel, Peter Van Hoesen et Sebastian Mullaert. Avec, quelque soit le style jouĂ© ou l’heure qu’il est, toujours, en flamand, en anglais ou en français, les mĂȘmes remarques : que ça fait du bien de se retrouver ! Que ça fait du bien de se sentir peau contre peau avec des inconnus ! En somme, que ça fait du bien de faire corps.

Illustration pour Kopie van !210911-HORST-DAG 2-24U-LQ-ILLIASTEIRLINCK-34
Teki Latex ©ILLIASTEIRLINCK